vendredi 4 octobre 2013

AVANT ET APRÈS MOI



Je suis installé dans une maison depuis un quart de siècle.
Avec mon épouse.
Nos deux fils y ont vécu aussi, mais maintenant, ils sont mariés et installés ailleurs.
Avant cette maison, nous avons occupé un appartement dans la même commune.
La maison est simple.
Une vieille petite maison.
Avec une cave, un rez-de-chaussée et un étage.
Il y a aussi un bout de jardin devant et un bout plus grand derrière, que j’aime arroser.
Donner à boire à la terre et aux plantes.
Je ne me lasse pas de rappeler des souvenirs et certaines sensations liés à l’arrosage.
En arrosant, je redeviens un peu un enfant dans un jardin à Taroudanete,[1] au Maroc.
Nous habitions une maison de fonction avec un magnifique jardin.
Dans mes souvenirs, il est encore plus que cela.
Des fleurs de toutes les couleurs partout.
Des orangers, des citronniers, des bananiers, des arbres dont je ne connais même pas le nom, des plantations diverses, variées.
Un enchantement.
Et la musique de l’eau.
« De l’eau, Nous avons fait toute chose vivante », nous dit Allaah.[2]
Le jardin disposait d’un système d’irrigation fait de « saagyaate ».[3]
La terre accueillait cette eau avec bonheur et j’étais heureux de tenir compagnie aux plantes qui se désaltéraient avec joie.
Une bénédiction.
C’était le début du Maroc de « l’indépendance dans l’interdépendance ».[4]
Mon père avait été nommé à un poste « important » et nous habitions alors cette maison de fonction avec le magnifique jardin.
Avant nous, la maison était occupée par une famille de colonialistes de France.
La France, pays où je suis installé dans la vielle et petite maison avec les deux bouts de jardin.
J’arrose et je sens le bonheur de la terre et des plantes accueillant l’eau avec reconnaissance.
Avec elles, je suis reconnaissant à Allaah pour ce bienfait et pour tous les autres.
Et je suis heureux de partager la joie de ces créatures qui se désaltèrent.
Il m’est arrivé plusieurs fois d’arroser mes enfants.
Ils en redemandaient.
Je me suis arrosé moi-même plusieurs fois, y compris en présence de mes petits-fils.[5]
J’aime observer l’eau, la toucher, cheminer avec elle et sentir qu’elle participe à irriguer mes pensées.
Il m’a été offert plus d’une fois de suivre des cours d’eau et d’être transporté par mes observations.
J’aime admirer les canards évoluant paisiblement sur l’eau.
Je me souviens d’une cane et de ses neuf petits s’adonnant aux joies de la baignade tout en apprenant à trouver leur nourriture.
Une petite maison avec un bout de terrain le long du cours d’eau, a éveillé en moi, encore une fois, un désir d’y être.
Qu’Allaah m’accorde une demeure avec l’eau qui coule, au « firdaws ala’laa ».[6]
Il m’arrive de penser aux personnes qui ont vécu avant moi dans la maison où je suis installé.
Mes pensées vagabondent et j’imagine des couples, des enfants qui jouent à l’intérieur et dans le jardin.
J’ai pensé aussi à la maison après moi et j’y pense par moments.
Mes pensées continuent de vagabonder et me transportent sur les ruines de ce qui était une humble habitation paysanne de ma mère, de son époux[7] et de leurs enfants.[8]
Je m’y rendais autrefois, devancé par mon cœur.
Je partais du souq[9] à travers la campagne.
À pied ou à dos de mulet.
L’habitation n’est plus.
Il en sera ainsi de toutes les habitations.
Et de nous tous ici-bas.
Que dire de ce qui s’en va et comment parler de ce qui demeure ?
Que dire de ce qui cesse et comment parler de ce qui commence ?
Que dire de ce qui a été et comment parler de ce qui sera ?
Flots de pensées.
Averses d’images.
Afflux de sensations.
« Ô être humain ! Qu’est-ce qui t’a trompé au sujet de ton Seigneur, Le Généreux ? »[10]
Larmes.
Ces « larmes sont-elles des perles de la pensée, comme la rosée après une nuit noire : l’ultime de ce qu’un homme a pu ressentir et penser et que sa plume n’a pas pu traduire en mots ? »[11]
J’aimerais tant faire marche arrière pour refaire autrement certaines choses.
J’aimerais tant faire ce qui me vient d’avant que je ne sois.
J’aimerais tant que mes larmes, comme l’eau qui s’infiltre dans la terre pour la désaltérer et désaltérer les plantes, irriguent encore et encore les graines pour que germent les fleurs de mon cœur.
J’aimerais tant faire entendre le murmure de l’eau qui rappelle que nous sommes à Allaah et à Lui nous retournons.[12]

 BOUAZZA


[1] Le r roulé, Taroudant.
Nous avons presque toujours eu des maisons avec de beaux jardins, mais souvent, c’est à celui de la maison de Taroudanete que je pense.
[2] Alqoraane (Le Coran), sourate 21 (chapitre 21), Alanebiyaa-e, Les Prophètes, aayate 30 (verset 30).
[3] Swaaguii, swaaqii, pluriel de saagya, saaqya (qui irrigue, rigole).
[4] Dans les colonies (même si les colonialistes parlaient de protectorat pour le Maroc), ce statut octroyé par le colonialisme s’est traduit par la multiplication des "États" supplétifs, subordonnés avec plus ou moins de zèle, de soumission et de servilité dans l’exécution des ordres des métropoles et autres employeurs.
Ces "États" sont fondés sur l’imposture, le crime, la trahison, la tromperie, la corruption, l’injustice, la perversion, la débauche, le mensonge, le pillage, l’oppression, l’exploitation, le viol, la tyrannie, la torture, l’enfermement, la négation de l’être humain.
[5] Ils sont deux actuellement et vont vers les deux ans ine chaa-e Allaah (si Allaah veut).
[6] Au Paradis suprême.
[7] Son cousin, son deuxième époux après le divorce avec mon père.
[8] Ils ont eu trois filles et un garçon, mes sœurs et mon frère (le cadet de la fille aînée).
Avec mon père, elle a eu cinq enfants : trois sœurs, un frère (mon cadet) et moi.
De son premier mariage, mon père a eu deux enfants : mon frère aîné et ma sœur décédée en 1970 (selon le calendrier dit grégorien).
De son mariage après ma mère, son troisième mariage, il a eu huit enfants : trois sœurs et cinq frères.
Il a eu encore un fils avec une autre femme : un autre frère.
Et du dernier mariage, il a eu deux enfants : une sœur et un frère.
[9] Souk, marché.
[10] Alqoraane (Le Coran), sourate 82 (chapitre 82), Alinefitaar ((Le r roulé), La Fissuration, aayate 6 (verset 6).
[11] Driss Chraïbi (Driis chraaïbii), l’Homme du Livre, Balland-Eddif (Eddif, Maroc, 1994, Balland, France, 1995), p. 85.
[12] Alqoraane (Le Coran), sourate 2 (chapitre 2), Albaqara, La Vache, aayate 155 et aayate 156 (verset 155 et verset 156).
Je reprends ce dont j’ai déjà parlé plus d’une fois.
Voir :

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