vendredi 7 juin 2013

LA CRUCHE ET LE PEUPLIER



Suite à un voyage en Turquie avec mon épouse, durant l’été 2004,[1] j’ai écrit ce texte, en reprenant ce que j’avais déjà mis dans d’autres écrits et que je continue de reprendre :
Le crépuscule commençait à envelopper la prison, réveillant des souvenirs chez des détenus et emplissant des cellules d’images de toutes sortes qui n’ont aucun mal à se mouvoir dans cet espace pourtant restreint.
Des images qui permettent de voyager sans limiter les destinations.
Les détenus qui en parlent, accordent souvent une grande place à la famille, et savent donner un parfum à leurs récits de sorte que la suite soit fortement attendue.
L’attente de cette suite pour certains, donne un sens à l’écoulement du temps et rythme les journées.
Parfois, ces récits éclairent tellement le sombre de la prison, que des détenus sentent une lumière dans leur cœur.
Cette lumière leur fait sentir, au fond de la poitrine, des battements, tels ceux du cœur de la mère que l’enfant béni garde en lui.
Au quartier des mineurs[2] délinquants incarcérés, l’un des derniers arrivants était comme muet et paraissait inaccessible.
Pendant des jours, il avait gardé le silence.
Un matin, il s’était mis à rire tout seul.
Son rire ressemblait aux sanglots d’un enfant perdu.
Et tout de suite après, il a demandé à voir l’homme chargé de son suivi en détention.
Petit à petit il s’est mis alors, comme dans la réalisation d’un collier, à enfiler des mots pour continuer son ouvrage.
Son père est mort.
Suite à ce qui a été appelé un accident de travail.
Il avait effectué en France des tâches pénibles pendant de longues périodes.
Lorsque son père et sa mère se sont mariés, ils vivaient dans un village, non loin de la mer méditerranée.
Akdeniz.[3]
La mer blanche.
Un village où, lorsqu’une fille naît, on met une sorte de cruche[4] sur le toit de la maison. Quand c’est un garçon, on plante des peupliers.
À la naissance de sa mère, une cruche en terre rouge a été fixée sur un coin du toit de la demeure en pisé.
À celle de son père, quelques peupliers ont été plantés.
Pas très nombreux.
Les grands-parents ne disposaient pas de beaucoup de terrain et avaient déjà eu d’autres garçons pour lesquels il avait fallu planter des peupliers.
« Et marche aujourd’hui, marche demain, à force de marcher, on fait du chemin ».[5]
Des saisons ont succédé aux saisons.
De sa position en hauteur, la cruche semblait contempler ce qu’il y avait autour.
Les peupliers ont poussé.
Fermement enracinés dans la terre, ils tendaient vers le ciel.
Le père et la mère qui, enfants, jouaient ensemble, se connaissent mieux.
Ils se sont initiés aux échanges et à leurs symboles, ont compris la place de chacun dans la vie du village et tentent d’occuper la leur convenablement.
Tout jeune, le père s’occupait du troupeau, labourait la terre et participait à divers autres travaux des champs.
La mère trayait les brebis, les chèvres et les vaches, tissait des tapis et des couvertures, cuisinait et participait à certains travaux des champs.
Le temps continuait de se consumer.
Un soir, autour d’une table basse sur le tapis tissé par la grand-mère pour couvrir le sol en terre battue, les membres de la famille se préparaient à prendre leur repas dans le même plat. Le père, qui avait alors dix-sept ans, a mis sa cuillère dans le riz et a quitté la pièce commune sans manger.
Les membres de la famille ont esquissé un léger sourire et ont entamé le dîner.
Avec appétit.
Le lendemain, la mère, qui avait alors quinze ans, s’est mise à laver la cruche et à la décorer. Les membres de sa famille ont esquissé un léger sourire et ont humé, comme dans un recueillement, les senteurs du repas qu’ils se préparaient à partager.
Avec appétit.
Au bout de quelques jours, les parents du père se sont invités pour le café chez les parents de la mère.
La date de la rencontre a été fixée d’un commun accord.
Le jour dit, il y avait comme un air de fête.
Le père était habillé mieux qu’à l’ordinaire.
Ses parents aussi.
Une vieille tante qui vivait avec eux également.
La mère, déjà très belle, l’était encore plus dans sa nouvelle tenue d’une grande simplicité. Ses parents étaient aussi bien habillés.
Le grand-père qui vivait avec eux également.
Dans la pièce commune, les discussions allaient bon train.
La mère n’y participait pas.
Elle préparait le café mais suivait attentivement le déroulement des échanges.
Sans en avoir l’air.
Le père, lui, avait l’air maladroit et les traits de son visage trahissaient un certain manque de sérénité mêlé d’une sorte de tension.
Lorsque la mère est apparue avec ses quinze ans et un plateau chargé de tasses de café, le père, avec ses dix-sept ans, avait du mal à cacher sa fébrilité.
Quand le goût du café a caressé sa langue, sa joie intérieure a explosé comme un feu d’artifice que son visage ne pouvait pas dissimuler.
Toute sa vie, il n’a pas réussi à trouver les termes pour décrire cette joie.
Cependant, lorsqu’il en parlait, ses mots sentaient le bonheur.
La douceur du café signifiait que sa bien aimée voulait de lui comme époux.
Si elle n’avait pas voulu de lui, elle aurait salé sa tasse de café au lieu de la sucrer, d’y mettre sa douceur à elle.
La cérémonie du café était une demande en mariage.
La cuillère qu’il avait laissée dans le riz en sortant sans manger, voulait dire qu’il désirait se marier.
Le fait de laver la cruche et de la décorer, signifiait que la jeune fille était prête à quitter le célibat.
Elle avait un beau trousseau fait en grande partie par ce qu’elle avait tissé et préparé elle-même.
Les peupliers plantés à la naissance du garçon seraient coupés et vendus pour financer la fête du mariage.
Une fête pour rappeler le Sens et consolider le Lien.
Le temps continuait de se consumer.
La vie au village avait changé.
Le père se devait de partir.
Il voulait chercher du travail en Allemagne.
Comme beaucoup d’habitants de son pays.
Mais c’est en France qu’il s’est installé.
Il a fait venir son épouse quelques années plus tard lorsque l’Etat en France l’a autorisé à le faire.
Le mineur délinquant incarcéré est l’un de leurs enfants.
Le petit dernier.
Né en France.
La mère s’est toujours souvenue de son arrivée dans ce pays.
Avec son époux.
Elle n’avait pratiquement jamais quitté son village auparavant.
Et voilà qu’elle se trouve dans un avion.
Dans les airs.
Ravie de découvrir mille et une choses en prenant de la hauteur.
À un moment, elle se voit petite, en train de jouer sur les nuages comme dans un immense amoncellement de laine blanche, au milieu d’un parfum qui rappelle celui du sol après une pluie d’été.
Parfois, les nuages forment des flocons, on dirait de la laine teinte, agités par les vents.
Le temps et l’espace prennent une autre dimension.
C’est déjà la France.
L’avion se prépare à une escale à l’aéroport de Toulouse-Blagnac, avant de repartir sur Paris. En amorçant l’atterrissage, il lui a permis de contempler de jolis dessins géométriques de champs aux cultures variées et aux multiples couleurs.
Au sol, l’avion était tout prés d’un carré de fleurs.
Elle s’est mise à les admirer par le hublot et sa pensée s’est envolée vers son village.
Cela n’a pas échappé à son époux qui s’est mis à lui fredonner un air de leur enfance.
Et les voilà ensemble, au milieu de l’herbe, des coquelicots et des marguerites qui couvrent le champ derrière des demeures en pisé.
Ils sont à peine visibles.
Ils font le plein des couleurs et des parfums.
Chantent.
Rient.
Passent à travers des nuées d’oiseaux.
Font voler des cigognes.
S’approchent des vaches.
S’allongent sous le ciel ouvert.
Fixent le soleil.
Écoutent le galop vertigineux du cheval noir luisant, dont le hennissement parcourt la terre, puis s’endorment.
Avec une délicieuse coulée de miséricorde.
En attendant que l’avion continue sur Paris, ils se sentent, comme c’est souvent le cas, pleins de sérénité.
Ils sont reconnaissants pour cet immense bienfait, et pour d’autres, qui leur sont généreusement offerts.
L’homme regarde sa femme.
Elle est toujours comme il n’a jamais cessé de la voir.
Éblouissante.
Ses yeux parlent à son cœur et à son esprit.
Sa peau couleur de miel se marie parfaitement avec sa douceur.
Son visage, sa façon d’accompagner sa parole de gestes lents, son sourire, l’éclat de ses dents, son corps lui donnent une grâce toute particulière.
Les sonorités de l’agitation dans l’avion lui parvenaient faiblement, puis de plus en plus lointaines jusqu’à disparaître complètement.
Et, comme par enchantement, certaines images du temps passé avec son épouse commencèrent à défiler.
Il se voit dans une course derrière elle, au début de leur mariage, à travers un champ fleuri.
Le rire de sa femme se confond avec le chant des oiseaux et diffuse une musique qui, avec les parfums de la nature procure des sensations exquises.
Une éclosion des sens.
Plus elle courait et plus elle riait.
Le soleil semblait ravi de ce moment et brillait de tout son éclat.
L’époux et l’épouse finirent par se rejoindre.
Et il s’est passé ce qui se passe de plus fabuleux entre un homme et sa femme.
Deux êtres se répandant l’un dans l’autre, se complétant l’un par l’autre dans une mélodie fantastique qu’est l’équilibre
Un équilibre dont témoignent aussi le ciel, le soleil, la lune, les étoiles, le vent, les montagnes, la mer, les cours d’eau, la terre, les saisons, les animaux, les plantes et d’innombrables autres créatures.
Leur histoire n’a pas commencé en France.
Elle remonte à l’aube de la Vie.
Ils ont toujours su que leur marche a un point de départ et un point d’arrivée.
Ils savent qu’ils doivent parcourir le chemin.
À leur rythme.
Ils marchent à travers le temps et l’espace pour un temps et un espace AUTRES.
Ce qui doit être sera.
La Source irrigue leurs racines.
Ils ont toujours su que l’Amour est Eternel.
Ils se souviennent de Demain.
En arrivant à l’aéroport, en région parisienne, ils ont été accueillis par une pluie bienfaisante. Une bénédiction.
La musique de l’eau.
L’eau d’où jaillit toute chose vivante.
Et de leur cœur a retenti le chant de la Louange :
« La pleine lune s’est levée au dessus de nous ».
Les années se sont écoulées.
Le fils est tombé dans la délinquance.
Il s’est trouvé en prison.
La mère a obtenu un permis de visite pour le voir.
Elle pense à son parcours et cherche à comprendre.
Que s’est-il passé ?
En posant cette question au mineur délinquant incarcéré, l’homme chargé de son suivi en détention n’a pas attendu de réponse.
Il a quitté le local utilisé pour l’entretien et le mineur délinquant incarcéré a été ramené à la cellule.
Accompagné par la question de l’homme chargé de son suivi en détention
Une question qui n’a pas cessé de le suivre.
Comme une ombre.
Quelques jours plus tard, des détenus ont raconté qu’à l’aube, ils ont vu le mineur délinquant et l’homme chargé de son suivi en détention, tourner, avec des corbeaux et des mouettes, comme dans une ronde sacrée, autour d’un peuplier aux feuilles d’émeraude, arrosé par une lumière coulant d’une cruche en rubis.[6]
  
BOUAZZA


[1] Selon le calendrier dit grégorien.
[2] Jeunes de moins de dix-huit ans.
[3] En turc.
[4] Ou une autre poterie de ce genre, ou une bouteille.
[5] Une conteuse que j’ai réussi à faire intervenir en prison durant plusieurs mois pour conter aux mineurs, utilisait souvent cette phrase en contant.

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