Suite à un voyage en Turquie avec
mon épouse, durant l’été 2004,[1] j’ai
écrit ce texte, en reprenant ce que j’avais déjà mis dans d’autres écrits et
que je continue de reprendre :
Le
crépuscule commençait à envelopper la prison, réveillant des souvenirs chez des
détenus et emplissant des cellules d’images de toutes sortes qui n’ont aucun
mal à se mouvoir dans cet espace pourtant restreint.
Des
images qui permettent de voyager sans limiter les destinations.
Les
détenus qui en parlent, accordent souvent une grande place à la famille, et
savent donner un parfum à leurs récits de sorte que la suite soit fortement
attendue.
L’attente
de cette suite pour certains, donne un sens à l’écoulement du temps et rythme
les journées.
Parfois,
ces récits éclairent tellement le sombre de la prison, que des détenus sentent
une lumière dans leur cœur.
Cette
lumière leur fait sentir, au fond de la poitrine, des battements, tels ceux du
cœur de la mère que l’enfant béni garde en lui.
Au
quartier des mineurs[2]
délinquants incarcérés, l’un des derniers arrivants était comme muet et
paraissait inaccessible.
Pendant
des jours, il avait gardé le silence.
Un
matin, il s’était mis à rire tout seul.
Son
rire ressemblait aux sanglots d’un enfant perdu.
Et tout
de suite après, il a demandé à voir l’homme chargé de son suivi en détention.
Petit à
petit il s’est mis alors, comme dans la réalisation d’un collier, à enfiler des
mots pour continuer son ouvrage.
Son
père est mort.
Suite à
ce qui a été appelé un accident de travail.
Il
avait effectué en France des tâches pénibles pendant de longues périodes.
Lorsque
son père et sa mère se sont mariés, ils vivaient dans un village, non loin de
la mer méditerranée.
Akdeniz.[3]
La mer blanche.
Un
village où, lorsqu’une fille naît, on met une sorte de cruche[4]
sur le toit de la maison. Quand c’est un garçon, on plante des peupliers.
À la
naissance de sa mère, une cruche en terre rouge a été fixée sur un coin du toit
de la demeure en pisé.
À celle
de son père, quelques peupliers ont été plantés.
Pas
très nombreux.
Les
grands-parents ne disposaient pas de beaucoup de terrain et avaient déjà eu
d’autres garçons pour lesquels il avait fallu planter des peupliers.
« Et
marche aujourd’hui, marche demain, à force de marcher, on fait du chemin ».[5]
Des
saisons ont succédé aux saisons.
De sa
position en hauteur, la cruche semblait contempler ce qu’il y avait autour.
Les
peupliers ont poussé.
Fermement
enracinés dans la terre, ils tendaient vers le ciel.
Le père
et la mère qui, enfants, jouaient ensemble, se connaissent mieux.
Ils se
sont initiés aux échanges et à leurs symboles, ont compris la place de chacun
dans la vie du village et tentent d’occuper la leur convenablement.
Tout
jeune, le père s’occupait du troupeau, labourait la terre et participait à
divers autres travaux des champs.
La mère
trayait les brebis, les chèvres et les vaches, tissait des tapis et des
couvertures, cuisinait et participait à certains travaux des champs.
Le
temps continuait de se consumer.
Un
soir, autour d’une table basse sur le tapis tissé par la grand-mère pour
couvrir le sol en terre battue, les membres de la famille se préparaient à
prendre leur repas dans le même plat. Le père, qui avait alors dix-sept ans, a
mis sa cuillère dans le riz et a quitté la pièce commune sans manger.
Les
membres de la famille ont esquissé un léger sourire et ont entamé le dîner.
Avec
appétit.
Le
lendemain, la mère, qui avait alors quinze ans, s’est mise à laver la cruche et
à la décorer. Les membres de sa famille ont esquissé un léger sourire et ont
humé, comme dans un recueillement, les senteurs du repas qu’ils se préparaient
à partager.
Avec
appétit.
Au bout
de quelques jours, les parents du père se sont invités pour le café chez les
parents de la mère.
La date
de la rencontre a été fixée d’un commun accord.
Le jour
dit, il y avait comme un air de fête.
Le père
était habillé mieux qu’à l’ordinaire.
Ses
parents aussi.
Une
vieille tante qui vivait avec eux également.
La
mère, déjà très belle, l’était encore plus dans sa nouvelle tenue d’une grande
simplicité. Ses parents étaient aussi bien habillés.
Le
grand-père qui vivait avec eux également.
Dans la
pièce commune, les discussions allaient bon train.
La mère
n’y participait pas.
Elle
préparait le café mais suivait attentivement le déroulement des échanges.
Sans en
avoir l’air.
Le
père, lui, avait l’air maladroit et les traits de son visage trahissaient un
certain manque de sérénité mêlé d’une sorte de tension.
Lorsque
la mère est apparue avec ses quinze ans et un plateau chargé de tasses de café,
le père, avec ses dix-sept ans, avait du mal à cacher sa fébrilité.
Quand
le goût du café a caressé sa langue, sa joie intérieure a explosé comme un feu
d’artifice que son visage ne pouvait pas dissimuler.
Toute
sa vie, il n’a pas réussi à trouver les termes pour décrire cette joie.
Cependant,
lorsqu’il en parlait, ses mots sentaient le bonheur.
La
douceur du café signifiait que sa bien aimée voulait de lui comme époux.
Si elle
n’avait pas voulu de lui, elle aurait salé sa tasse de café au lieu de la
sucrer, d’y mettre sa douceur à elle.
La
cérémonie du café était une demande en mariage.
La
cuillère qu’il avait laissée dans le riz en sortant sans manger, voulait dire
qu’il désirait se marier.
Le fait
de laver la cruche et de la décorer, signifiait que la jeune fille était prête
à quitter le célibat.
Elle
avait un beau trousseau fait en grande partie par ce qu’elle avait tissé et
préparé elle-même.
Les
peupliers plantés à la naissance du garçon seraient coupés et vendus pour
financer la fête du mariage.
Une
fête pour rappeler le Sens et consolider le Lien.
Le
temps continuait de se consumer.
La vie
au village avait changé.
Le père
se devait de partir.
Il
voulait chercher du travail en Allemagne.
Comme
beaucoup d’habitants de son pays.
Mais
c’est en France qu’il s’est installé.
Il a
fait venir son épouse quelques années plus tard lorsque l’Etat en France l’a
autorisé à le faire.
Le
mineur délinquant incarcéré est l’un de leurs enfants.
Le
petit dernier.
Né en
France.
La mère
s’est toujours souvenue de son arrivée dans ce pays.
Avec
son époux.
Elle
n’avait pratiquement jamais quitté son village auparavant.
Et
voilà qu’elle se trouve dans un avion.
Dans
les airs.
Ravie
de découvrir mille et une choses en prenant de la hauteur.
À un
moment, elle se voit petite, en train de jouer sur les nuages comme dans un
immense amoncellement de laine blanche, au milieu d’un parfum qui rappelle
celui du sol après une pluie d’été.
Parfois,
les nuages forment des flocons, on dirait de la laine teinte, agités par les vents.
Le
temps et l’espace prennent une autre dimension.
C’est
déjà la France.
L’avion
se prépare à une escale à l’aéroport de Toulouse-Blagnac, avant de repartir sur
Paris. En amorçant l’atterrissage, il lui a permis de contempler de jolis
dessins géométriques de champs aux cultures variées et aux multiples couleurs.
Au sol,
l’avion était tout prés d’un carré de fleurs.
Elle
s’est mise à les admirer par le hublot et sa pensée s’est envolée vers son
village.
Cela
n’a pas échappé à son époux qui s’est mis à lui fredonner un air de leur
enfance.
Et les
voilà ensemble, au milieu de l’herbe, des coquelicots et des marguerites qui
couvrent le champ derrière des demeures en pisé.
Ils
sont à peine visibles.
Ils
font le plein des couleurs et des parfums.
Chantent.
Rient.
Passent
à travers des nuées d’oiseaux.
Font
voler des cigognes.
S’approchent
des vaches.
S’allongent
sous le ciel ouvert.
Fixent
le soleil.
Écoutent
le galop vertigineux du cheval noir luisant, dont le hennissement parcourt la
terre, puis s’endorment.
Avec
une délicieuse coulée de miséricorde.
En
attendant que l’avion continue sur Paris, ils se sentent, comme c’est souvent
le cas, pleins de sérénité.
Ils
sont reconnaissants pour cet immense bienfait, et pour d’autres, qui leur sont généreusement
offerts.
L’homme
regarde sa femme.
Elle
est toujours comme il n’a jamais cessé de la voir.
Éblouissante.
Ses
yeux parlent à son cœur et à son esprit.
Sa peau
couleur de miel se marie parfaitement avec sa douceur.
Son
visage, sa façon d’accompagner sa parole de gestes lents, son sourire, l’éclat
de ses dents, son corps lui donnent une grâce toute particulière.
Les
sonorités de l’agitation dans l’avion lui parvenaient faiblement, puis de plus
en plus lointaines jusqu’à disparaître complètement.
Et,
comme par enchantement, certaines images du temps passé avec son épouse
commencèrent à défiler.
Il se
voit dans une course derrière elle, au début de leur mariage, à travers un
champ fleuri.
Le rire
de sa femme se confond avec le chant des oiseaux et diffuse une musique qui,
avec les parfums de la nature procure des sensations exquises.
Une
éclosion des sens.
Plus
elle courait et plus elle riait.
Le
soleil semblait ravi de ce moment et brillait de tout son éclat.
L’époux
et l’épouse finirent par se rejoindre.
Et il
s’est passé ce qui se passe de plus fabuleux entre un homme et sa femme.
Deux
êtres se répandant l’un dans l’autre, se complétant l’un par l’autre dans une
mélodie fantastique qu’est l’équilibre
Un équilibre
dont témoignent aussi le ciel, le soleil, la lune, les étoiles, le vent, les
montagnes, la mer, les cours d’eau, la terre, les saisons, les animaux, les
plantes et d’innombrables autres créatures.
Leur
histoire n’a pas commencé en France.
Elle
remonte à l’aube de la Vie.
Ils ont
toujours su que leur marche a un point de départ et un point d’arrivée.
Ils
savent qu’ils doivent parcourir le chemin.
À leur
rythme.
Ils
marchent à travers le temps et l’espace pour un temps et un espace AUTRES.
Ce qui
doit être sera.
La
Source irrigue leurs racines.
Ils ont
toujours su que l’Amour est Eternel.
Ils se
souviennent de Demain.
En
arrivant à l’aéroport, en région parisienne, ils ont été accueillis par une
pluie bienfaisante. Une bénédiction.
La
musique de l’eau.
L’eau
d’où jaillit toute chose vivante.
Et de
leur cœur a retenti le chant de la Louange :
« La
pleine lune s’est levée au dessus de nous ».
Les
années se sont écoulées.
Le fils
est tombé dans la délinquance.
Il
s’est trouvé en prison.
La mère
a obtenu un permis de visite pour le voir.
Elle
pense à son parcours et cherche à comprendre.
Que
s’est-il passé ?
En
posant cette question au mineur délinquant incarcéré, l’homme chargé de son
suivi en détention n’a pas attendu de réponse.
Il a
quitté le local utilisé pour l’entretien et le mineur délinquant incarcéré a
été ramené à la cellule.
Accompagné
par la question de l’homme chargé de son suivi en détention
Une
question qui n’a pas cessé de le suivre.
Comme une
ombre.
Quelques
jours plus tard, des détenus ont raconté qu’à l’aube, ils ont vu le mineur
délinquant et l’homme chargé de son suivi en détention, tourner, avec des
corbeaux et des mouettes, comme dans une ronde sacrée, autour d’un peuplier aux
feuilles d’émeraude, arrosé par une lumière coulant d’une cruche en rubis.[6]
BOUAZZA
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