lundi 15 avril 2013

LES TRAINS QUI PASSENT



C’était à Mknaas,[1] au début des années soixante.[2]
Lorsque mon père a été muté dans cette ville, il avait décidé de me laisser à Lkhmiçaate,[3] à l'internat de l’établissement Mouçaa Ibn Noçayr.[4]
J’avais une dizaine d’années.
Lkhmiçaate est entre Rbaate[5] et Mknaas et n'est éloignée de cette dernière ville que par une cinquantaine de kilomètres.
Je rentrais à la maison pour la fin de la semaine, lorsque je ne restais pas avec une sœur[6] mariée et installée à Lkhmiçaate.
De la voiture,[7] je regardais les champs sans me lasser.
Je connaissais bien cette route avec les virages dits d’Ouad-Bhte.[8]
Elle était bordée d'interminables fermes de colons, avec parfois des oliviers et des vignes[9] à perte de vue et une éolienne qui tournait au gré du vent.[10]
Après les jardins dits de « la vallée heureuse », la voiture ne tardait pas à pénétrer dans la ville : bab lkhmiis, bab Maneçour,[11] rouamzine,[12] l’animation citadine, une longue pente, puis le grand bâtiment du commissariat central et le marché central signalant l'entrée à hmria[13] en ville nouvelle.
Les villas de hmria[14] commençaient à être occupées par plus de marocains[15] qu'avant ce qui a été appelé « l’indépendance dans l’interdépendance ».[16]
Les gens de l’ancienne ville appelaient ces marocains « nçaaraa[17] jdaad ».[18]
Après le rond point en face du cinéma « caméra », la voiture passait devant le bar « le roi de la bière », tournait à gauche, dépassait le pont de la gare ferroviaire et arrivait, quelques minutes plus tard, à la rue Bugeaud[19] où se trouvait la maison que nous occupions.
La voie ferrée n’était pas loin de la maison.
Je n’avais jamais vu de train auparavant.
Les enfants du quartier[20] comptaient les wagons des trains qui passaient et chacun s’amusait à soutenir que lorsque personne n’y était, il avait vu un train long de plusieurs centaines de wagons.
Des enfants de familles de France[21] occupant des maisons dans la même rue, intervenaient alors pour dire que des trains de cette longueur n’existaient même pas France, pays où les trains aussi sont les plus longs et les plus beaux du monde.
Les enfants du quartier n’insistaient pas, sauf l’un d’eux qui maintenait que lui avait vu passer un train avec plusieurs centaines de wagons.
Un jour, Lmslm, un gardien, l’a soutenu :
- Oui, ce train peut exister.
D’ailleurs, chacun peut le voir passer dans sa tête.
Un train interminable.
Avec une couleur différente pour chaque wagon.
Il ne transporte pas des marchandises.
Savez-vous ce qu’il transporte ?
Des enfants.
Plein d’enfants de toutes les couleurs.
Et où va-t-il ?
À la mer.
Une mer de toutes les couleurs aussi.
Comme un champ de fleurs.
Et depuis ce jour, les enfants ont commencé à décrire, avec des détails infinis, les trains qui passent dans leur tête et les destinations vers lesquelles ils se dirigent.[22]
 
BOUAZZA


[1] Meknès au Maroc.
[2] Selon le calendrier dit grégorien.
[3] Khémisset.
[4] École primaire dite "franco-musulmane" à laquelle a été ajoutée une partie collège, avant que le tout ne soit lycée.
À la fin du collège, je suis allé à Faas (Fès) pour le lycée qui n’existait pas encore à Lkhmiçaate.
Pendant les quelques années passées par mon épouse au Mghrib (Maroc), elle était enseignante (en contrat local et non pas dans le cadre privilégié dit de la "coopération") dans cet établissement devenu lycée, et des personnes qui y travaillaient se rappelaient de moi lorsque j’étais élève du collège, et lui en parlaient.
[5] Le "r" roulé, Rabat.
[6] Décédée en 1970, peu de temps après mon départ pour des études universitaires en France.
Elle avait vingt-huit ans.
[7] J’aimais beaucoup lorsque c’était mon beau-frère qui m’emmenait dans son grand taxi.
[8] Oued-Beht.
[9] La production viticole continue, et ses consommateurs qui se disent "musulmans" y sont très attachés, comme ils sont attachés aux vins et alcools importés qui contribuent à faire de ce pays dit "musulman", un pays où règne l’alcoolisme et tout ce qui l’accompagne.
[10] J’ai toujours aimé les éoliennes.
[11] Le "r" roulé.
[12] Le "r" roulé.
[13] Le "r" roulé.
[14] Le "r" roulé.
[15] Mon père en fut parmi les premiers.
[16] Statut octroyé par le système colonialo-impérialo-sioniste, et qui s’est traduit dans les colonies par la multiplication des "États" supplétifs, subordonnés avec plus ou moins de zèle, de soumission et de servilité dans l’exécution des ordres des métropoles et autres employeurs.
Ces "États", dont ceux dits musulmans, sont fondés sur l’imposture, le crime, la trahison, la tromperie, la corruption, l’injustice, la perversion, la débauche, le mensonge, le pillage, l’oppression, l’exploitation, le viol, la tyrannie, la torture, l’enfermement, la négation de l’être humain.
Au Maroc, le système colonialo-impérialo-sioniste a transformé le sultanat en monarchie héréditaire, dite de "droit divin".
Le sultan est alors devenu roi.
[17] Le "r" roulé.
Pluriel de "nçraani", nazaréen, chrétien, non-musulman, français.
[18] Les nouveaux.
Les nouveaux nazaréens parce qu’auparavant, ces demeures étaient réservées aux colonialistes français.
[19] Du nom du militaire, marquis, duc et maréchal (1784-1849) qui s’est distingué dans les massacres sous le criminel Napoléon Bonaparte.
Il a participé aux horreurs de l’occupation de l’Algérie où il a été "gouverneur général".
Il disait que le but du colonialisme "est d’empêcher les Arabes de semer, de récolter, de pâturer […] ou de les exterminer jusqu’au dernier".
L’armée colonialiste française chantait "la casquette du père Bugeaud" que certains continuent encore de chanter en refusant d’admettre qu’il était un criminel contre l’humanité, comme d’innombrables autres avant lui, et d’innombrables autres après qui reçoivent des hommages et des prix Nobel de "la paix".
"L’indépendance dans l’interdépendance" a gardé son nom, ceux d’autres criminels, en a donné, donne et donnera encore aux rues des noms de criminels.
[20] Oulad ddrb, addarb (les r roulé).
[21] Que les parents autorisaient de temps à autre à nous approcher.
[22] Je reprends ce dont j’ai déjà parlé plus d’une fois et en premier lieu dans un texte de plusieurs dizaines de pages, daté de 1992 et intitulé "Ainsi parle un musulman de France né au Maroc".
Voir :

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