Lorsque mon père a été muté dans cette ville, il avait
décidé de me laisser à Lkhmiçaate,[3] à
l'internat de l’établissement Mouçaa Ibn Noçayr.[4]
J’avais une dizaine d’années.
Lkhmiçaate est entre Rbaate[5] et
Mknaas et n'est éloignée de cette dernière ville que par une cinquantaine de
kilomètres.
Je rentrais à la maison pour la fin de la semaine, lorsque
je ne restais pas avec une sœur[6]
mariée et installée à Lkhmiçaate.
De la voiture,[7] je
regardais les champs sans me lasser.
Je connaissais bien cette route avec les virages dits
d’Ouad-Bhte.[8]
Elle était bordée d'interminables fermes de colons, avec
parfois des oliviers et des vignes[9] à
perte de vue et une éolienne qui tournait au gré du vent.[10]
Après les jardins dits de « la vallée
heureuse », la voiture ne tardait pas à pénétrer dans la ville : bab
lkhmiis, bab Maneçour,[11]
rouamzine,[12] l’animation citadine, une
longue pente, puis le grand bâtiment du commissariat central et le marché central
signalant l'entrée à hmria[13] en
ville nouvelle.
Les villas de hmria[14]
commençaient à être occupées par plus de marocains[15]
qu'avant ce qui a été appelé « l’indépendance dans
l’interdépendance ».[16]
Après le rond point en face du cinéma
« caméra », la voiture passait devant le bar « le roi de la
bière », tournait à gauche, dépassait le pont de la gare ferroviaire et
arrivait, quelques minutes plus tard, à la rue Bugeaud[19] où
se trouvait la maison que nous occupions.
La voie ferrée n’était pas loin de la maison.
Je n’avais jamais vu de train auparavant.
Les enfants du quartier[20]
comptaient les wagons des trains qui passaient et chacun s’amusait à soutenir
que lorsque personne n’y était, il avait vu un train long de plusieurs
centaines de wagons.
Des enfants de familles de France[21]
occupant des maisons dans la même rue, intervenaient alors pour dire que des
trains de cette longueur n’existaient même pas France, pays où les trains aussi
sont les plus longs et les plus beaux du monde.
Les enfants du quartier n’insistaient pas, sauf l’un d’eux
qui maintenait que lui avait vu passer un train avec plusieurs centaines de
wagons.
Un jour, Lmslm, un gardien, l’a soutenu :
- Oui, ce train peut exister.
D’ailleurs, chacun peut le voir passer dans sa tête.
Un train interminable.
Avec une couleur différente pour chaque wagon.
Il ne transporte pas des marchandises.
Savez-vous ce qu’il transporte ?
Des enfants.
Plein d’enfants de toutes les couleurs.
Et où va-t-il ?
À la mer.
Une mer de toutes les couleurs aussi.
Comme un champ de fleurs.
Et depuis ce jour, les enfants ont commencé à décrire,
avec des détails infinis, les trains qui passent dans leur tête et les
destinations vers lesquelles ils se dirigent.[22]
BOUAZZA
[1] Meknès au Maroc.
[2] Selon le calendrier dit
grégorien.
[3] Khémisset.
[4] École
primaire dite "franco-musulmane" à laquelle a été ajoutée une partie
collège, avant que le tout ne soit lycée.
À la fin du collège, je suis allé à Faas (Fès) pour
le lycée qui n’existait pas encore à Lkhmiçaate.
Pendant les quelques années
passées par mon épouse au Mghrib (Maroc), elle était enseignante (en contrat
local et non pas dans le cadre privilégié dit de la "coopération")
dans cet établissement devenu lycée, et des personnes qui y travaillaient se
rappelaient de moi lorsque j’étais élève du collège, et lui en parlaient.
[6] Décédée en 1970, peu de
temps après mon départ pour des études universitaires en France.
Elle avait vingt-huit ans.
[7] J’aimais beaucoup lorsque
c’était mon beau-frère qui m’emmenait dans son grand taxi.
[8] Oued-Beht.
[9] La
production viticole continue, et ses consommateurs qui se disent "musulmans" y sont très attachés, comme ils sont attachés aux vins
et alcools importés qui contribuent à faire de ce pays dit "musulman",
un pays où règne l’alcoolisme et tout ce qui l’accompagne.
[10] J’ai
toujours aimé les éoliennes.
[15] Mon père en fut parmi les
premiers.
[16]
Statut octroyé par le système colonialo-impérialo-sioniste, et qui s’est
traduit dans les colonies par la multiplication des "États"
supplétifs, subordonnés avec plus ou moins de zèle, de soumission et de
servilité dans l’exécution des ordres des métropoles et autres employeurs.
Ces "États", dont ceux dits ″musulmans″,
sont fondés sur l’imposture, le crime, la trahison, la tromperie, la
corruption, l’injustice, la perversion, la débauche, le mensonge, le pillage,
l’oppression, l’exploitation, le viol, la tyrannie, la torture, l’enfermement,
la négation de l’être humain.
Au Maroc, le système
colonialo-impérialo-sioniste a transformé le sultanat en monarchie héréditaire,
dite de "droit divin".
Le sultan est alors devenu
roi.
Pluriel de "nçraani", nazaréen, chrétien,
non-musulman, français.
[18] Les
nouveaux.
Les nouveaux nazaréens
parce qu’auparavant, ces demeures étaient réservées aux colonialistes français.
[19] Du
nom du militaire, marquis, duc et maréchal (1784-1849) qui s’est distingué dans
les massacres sous le criminel Napoléon Bonaparte.
Il a participé aux horreurs
de l’occupation de l’Algérie où il a été "gouverneur
général".
Il disait que le but du
colonialisme "est d’empêcher les
Arabes de semer, de récolter, de pâturer […] ou de les exterminer jusqu’au
dernier".
L’armée colonialiste
française chantait "la casquette
du père Bugeaud" que certains
continuent encore de chanter en refusant d’admettre qu’il était un criminel
contre l’humanité, comme d’innombrables autres avant lui, et d’innombrables
autres après qui reçoivent des hommages et des prix Nobel de "la paix".
"L’indépendance dans l’interdépendance" a gardé son nom, ceux d’autres
criminels, en a donné, donne et donnera encore aux rues des noms de criminels.
[21] Que les parents
autorisaient de temps à autre à nous approcher.
[22] Je
reprends ce dont j’ai déjà parlé plus d’une fois et en premier lieu dans un
texte de plusieurs dizaines de pages, daté de 1992 et intitulé "Ainsi
parle un musulman de France né au Maroc".
Voir :
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