mardi 23 décembre 2014

ENCORE SUR L’ENFANCE


Assis sur un canapé, je suis l’envol de mes pensées.
« L’Île d’Yeu ».[1]
Ce lieu qui venait de retentir et que je ne connais que de nom, évoque pour moi le défunt Driis Chchraaibii,[2] qui s’y était installé, autrefois jadis,[3] avant l’invasion touristique.
Exilé du Maroc, il cherchait aussi à s’exiler d’une certaine France.
Écrivain d’origine d’Afrique, il est arrivé en France en 1945[4] pour suivre des études universitaires.
Il s’est installé dans ce pays et y a vécu jusqu’à la fin de son existence ici-bas, survenue le premier avril 2007, à l’âge de 81 ans.
Lorsqu’il avait débarqué en France, il n’avait pas encore vingt ans.
Sa formation universitaire ne lui a pas servi à faire une carrière professionnelle.
J’ai beaucoup lu cet écrivain, avec qui je ne manque pas de points communs.
J’aurais aimé le rencontrer pour échanger de vive voix sur plusieurs points.
Cela ne s’est pas fait.[5]
Dans un de ses écrits,[6] il parle d’un père dans un moment difficile qui dit ne rien avoir à transmettre à ces deux enfants et ajoute que tout ce qu’il peut faire, c’est de s’asseoir entre eux sur le canapé.
J’avis sur l’écran de l’ordinateur une photo que je regardais chaque fois que je faisais marcher cet appareil.
En la regardant, il m’arrivait de penser à l’écrivain.
Sur cette photo, prise durant l’été 1992, je suis sur le canapé entre mes deux fils que je serre dans mes bras.
Être père est un bienfait qu’Allaah, dans Son infinie générosité, m’a destiné avant même que je ne sois ici-bas.[7]
Je Lui suis reconnaissant et l’invoque pour qu’Il nous couvre de Sa miséricorde.
Je regardais la photo où apparaît sur le mur, une petite partie d’une fine couverture blanche avec des motifs où le bordeaux domine et d’autres traits colorés entre ces motifs.
Couverture[8] tissée par ma mère.[9]
L’écrivain a-t-il su être père ?
Après sa mort,[10] une de ses petites-filles a déclaré qu’elle ne l’avait jamais vu. [11]
Il a beaucoup écrit pour exprimer une sorte de « nostalgie de l’enfance », pour ne pas « oublier ».
« Voilà le paradis où je vivais autrefois : mer et montagne. Il y a de cela toute une vie. Avant la science, avant la civilisation et la conscience. Et peut-être y retournerai-je pour mourir en paix,[12] un jour …
Voilà le paradis où nous vivions autrefois : arbre de roc, la montagne plongeant abruptes ses racines dans les entrailles de la mer. La terre entière, humanité comprise, prenant source de vie dans l’eau. L’Océan montant à l’assaut du ciel le long de la falaise et, jusqu’aux cimes, le long des cèdres hérissés.
Un cheval blanc court et s’ébroue sur la plage. Mon cheval. Deux mouettes s’enlacent dans le ciel. Une vague vient du fond du passé et, lente, dandinante, puissante, déferle. Explose et fait exploser les souvenirs comme autant de bulles d’écume.
Souffrance et amertume d’avoir tant lutté pour presque rien : pour être et pour avoir, faire et parfaire une existence ─ tout, oui, tout est annihilé par la voix de la mer. Seule subsiste la gigantesque mélancolie de l’autrefois, quand tout était à commencer, tout à espérer. Naissance à soi et au monde.
Une autre vague vient par-dessus la première et fulgure. Etincelle et ruisselle d’une vie nouvelle. Sans nombre, débordant par-delà les rives du temps, de l’éternité à l’éternité d’autres vagues naissent et meurent, se couvrant et se renouvelant, ajoutant leur vie à la vie. D’aussi loin qu’on les entende, toutes ont la même voix, répètent le même mot : paix, paix, paix … »[13]
Flots de pensées.
Averses d’images.
Afflux de sensations.
Neuf grossesses.
Neuf accouchements.
Cinq enfants de ton premier mariage.
Trois filles et deux garçons.
Ta confiance a été trahie.
Divorcée, ton mari, mon père,[14] de par sa position, a gardé les enfants.
J’avais trois ans.
Mon frère moins de deux ans.
Tu es retournée chez tes parents.
Des paysans pauvres.
Tu ne savais plus sentir la lumière.
Les feuilles s’étaient étiolées.
Les branches s’étaient affaiblies.
L’arbre était à l’agonie.
Mais par la miséricorde d’Allaah, tu avais encore la sève.
Les feuilles renaissent.
Les branches se revitalisent.
L’arbre consolide ses racines et s’élève dans les cieux.
Tu as épousé ton cousin.
Un paysan pauvre que j’ai toujours aimé.
Grossesses.
Accouchements.
Trois autres soeurs et un frère.
J’allais te voir parfois.
Á pied ou à dos de mulet, à partir du souq[15] de Tiddaas.[16]
Quelques kilomètres en pleine campagne.
Jusqu’à l’humble demeure.
Devancé par mon cœur.
Je fixe ton sourire.
Il sent l’aube de la Vie.
Je te regarde pétrir.
Tes doigts fins caressent la pâte avec amour.
De temps à autre, tu ajoutes une petite branche de bois dans le four fait par toi-même.
Un four de terre, en forme de bol renversé avec une ouverture devant pour allumer le feu et introduire le pain à faire cuire, puis une ouverture au milieu pour dégager la fumée.
Par moments, la flamme éclaire ton visage et lui donne plus de chaleur.
Ton silence m’a souvent dit l’essentiel.
Les étoiles qui embellissent le ciel sont dans tes yeux.
J’ai mis du temps pour comprendre.
Que dire de ce qui s’en va et comment parler de ce qui demeure ?
Que dire de ce qui cesse et comment parler de ce qui commence ?
Que dire de ce qui a été et comment parler de ce qui sera ?
« J’étais issu de l’Orient et des traditions de l’orient. J’avais été instruit et éduqué dans des écoles d’occident. Et non seulement la greffe avait pris, mais l’arbre n’avait jamais donné autant de fruits. Je l’ai pris alors à deux bras et je suis parti vers cet occident d’où venaient toutes sortes de » greffes. Et voici : c’était comme si j’avais transporté avec moi tout un lambeau de terre, tout un monde. Et le monde vers lequel je me dirigeais m’a semblé froid, fermé et hostile. Comment dire ? Les fruits se sont desséchés sur l’arbre et, au bout de seize ans, je n’avais pas encore trouvé un seul petit lopin de terre où enterrer mon arbre mort depuis longtemps [...]
Et, assis entre deux portes fermées, j’ai tant crié à la fraternité humaine et à la connaissance mutuelle que j’en suis devenu malade, insomniaque et tressautant au vol d’une simple mouche. Et, par contre-coup, dans ma solitude, je me suis recrée une terre natale couleur de mirages et de vérité. Écoutez : c’est ici, dans les bidonvilles de vos cités de béton, que j’ai redécouvert l’Islam. Vous m’entendez, vous tous ? »[17]
Douceur d’automne.
Nuages d’hiver.
Ciel bleu du printemps.
Chaleur du soleil l’été.
J’avais sept ou huit ans et nous habitions au quartier de l’Océan à Rabat.[18]
La maison avait un patio où j’aimais jouer.
Ma belle-mère, mes sœurs, mes frères et moi occupions le rez-de-chaussée.
Mon père avait le premier étage où son épouse le rejoignait la nuit.
Pour y accéder, le père passait cependant par le rez-de-chaussée et y restait un peu parfois.
Il fallait emprunter les allées du territoire du père pour monter à la terrasse.
Cette terrasse était un lieu enchanteur.
Et c’est à cet endroit que j’ai eu des sensations qu’il m’est difficile aujourd’hui encore, de décrire avec des mots.
Un jour, j’y suis resté un long moment.
Il faisait beau.
La terrasse voisine était couverte d’une toile qui la transformait en une sorte de grande tente. C’était la fête.
J’écoutais.
Je pouvais regarder aussi et ne me privais pas de le faire.
Je ne sais pas comment les choses se sont passées, mais subitement, elle était devant moi.
Au milieu des chants et d’innombrables personnes.
Je ne regardais qu’elle.
Je n’avais jamais vu quelqu’un comme elle.
J’étais transporté.
Elle était radieuse.
C’était une femme, mais pour moi c’était « autre chose ».
Je ne savais pas quoi.
Je pensais qu’elle ne regardait que moi et j’avais la sensation qu’elle me caressait du regard, me transmettait l’affection, m’offrait l’amour.
Une coulée de bonheur.
Ma belle-mère m’a expliqué que j’avais vu la mariée.
La signification exacte m’échappait un peu et j’avais une forte envie de rejoindre cette femme et de rester avec elle.
C’est peut-être à partir de cette époque que le mariage est devenu pour moi un symbole fort que les mots peinent à décrire.
Je me suis marié depuis.
Qu’est devenue la femme de la terrasse ?
Les années ont succédé aux années.
Des feuilles descendent des arbres et étreignent le sol.
Étalage de couleurs.
Une frêle toile d’araignée.
Une abeille poursuit son exploration.
Deux lapins regardent au loin.
Un couple d’oiseaux répand des glorifications.
Murmures sous les pieds, de parures d’arbres défeuillés.
Nuages changeant de forme.
Instants de pluie fine.
Caresses de vent.
Coulée de sérénité.
Ruissellement de paix.
Battements du cœur, tels les battements du cœur de la mère, que l’enfant béni garde en lui.
Reconnaissance.
Sont-ils égaux ceux qui savent et ceux qui ne savent pas ?
Observer les signes.[19]
Lire le temps et l’espace.
Se voir dans d’autres yeux.
Déchiffrer leur langage.
Sont-ils égaux ceux qui savent et ceux qui ne savent pas ?
Recevoir.
Donner.
Transmettre.
Sont-ils égaux ceux qui savent et ceux qui ne savent pas ?
Comprendre le hennissement des chevaux.
Marcher au rythme de leur galop.
Se souvenir de l’engagement.
Sont-ils égaux ceux qui savent et ceux qui ne savent pas ?
S’abreuver à la Source.
S’irriguer.
Voir les mots en mouvement.
Saisir le Sens.
Renforcer le Lien.
Sont-ils égaux ceux qui savent et ceux qui ne savent pas ?
« Par le soleil et par sa clarté.
Par la lune quand elle le suit.
Par le jour quand il l’éclaire.
Par la nuit quand elle l’enveloppe.
Par le ciel et par Celui qui l’a construit.
Par la terre et par Celui qui l’a étendue.
Par l’âme et par Celui qui l’a harmonieusement façonnée.
Et lui a inspiré son immoralité et sa piété.
A réussi celui qui l’a purifiée.
Et a perdu celui qui l’a corrompue ».[20]
« Fils du Levant et de la Berbérie écoutez : l’Orient est en voie de mort. Il est derrière votre dos avec ses Damas, ses Baghdad et ses divisions sans fin qui ensanglantent la terre et dénaturent la parole de Dieu.[21] Plus jamais vous n’y retournerez. Vous êtes ici à présent, en Occident, et c’est comme si vous veniez d’y naître. Parce que, moi, je vous dis que c’est ici, en Occident, que se lèvera désormais le soleil du monde ! »[22]
Naissance.
Cycle fabuleux.
Voie du destin de chaque être et donc de l’enfant, qui n’appartient ni au père, ni à la mère, et qui doit accomplir ce pourquoi il est ici-bas
Des jeux de petits-enfants sèment des couleurs de joie.
Aident à saisir encore plus profondément le Sens, et à mieux renforcer le Lien.
Un autre bienfait d’Allaah, qui a fait de nous un garçon et une fille, un homme et une femme, un époux et une épouse, un père et une mère, un grand-père et une grand-mère.
Qui nous a offert l’Islaam.[23]
  

BOUAZZA



[1] Petite île au large de la côte vendéenne en France, port de pêche sur  l’Océan Atlantique
[2] Le ʺrʺ, Driss Chraïbi.
[3] Comme il aimait l’écrire.
[4] Selon le calendrier dit grégorien.
[5] J’ai pris l’initiative, en 1984 je crois, de lui adresser à l’Île d’Yeu, un de mes écrits, auquel il n’a répondu qu’au bout de quelques mois, après relance, pour dire qu’il fallait ʺélaguerʺ.
J’ignorais lorsque je lui avais écrit, qu’il allait se rendre au Maroc, et y être reçu par des ʺofficielsʺ du régime de l’imposture.
Mon frère aîné, ʺhaut fonctionnaire du ministère de l’intérieurʺ à l’époque, ayant appris l’envoi de ma part du texte, avait chargé une de nos sœurs de me contacter pour me demander, de sa part, de ne plus remettre d’écrit à ce personnage.
Celui-ci m’avait avoué que lors de son voyage au Maroc, il avait fait la connaissance de mon frère aîné.
Je lui ai écrit, plus tard, dans les années 2000, à Crest dans la Drôme, au sujet d’un travail à éditer sur l’accomplissement de la prière en Islaam.
Il s’est contenté de m’indiquer les coordonnées d’un éditeur au Maroc, que je n’ai jamais contacté.
J’ai envoyé par la suite à Chraïbi, un exemplaire de ce travail, édité en 2005, sur disque compact (CD).
Je n’ai pas reçu de réponse.
[6] Succession ouverte, Paris, Éditions Denoël, 1962, p. 24.
[7] Et lorsque ton Seigneur tira des reins des fils d’Aadame leur progéniture et les fit témoigner contre eux-mêmes : Ne suis-Je pas votre Seigneur ? Ils dirent : Si, nous en témoignons
Alqoraane (Le Coran), sourate 7 (chapitre 7), sourate Ala’raaf, L’Enceinte du Paradis, Les Limbes, aayate 172 (verset 172).
Il s’agit du fameux pacte pris par Allaah sur la race humaine dès sa création. C’est un acte de foi et d’allégeance selon lequel les enfants d’Adame sur lui la bénédiction et la paix, reconnaissent et attestent qu’Allaah est leur Seigneur-et-Maître en exclusivité et sans restriction aucune.
Donc chaque être humain est lié à sa naissance par ce pacte et s’il renie son Seigneur-et-Maître ou Lui donne quelque associé, il a manqué à son engagement et commis la plus grosse injustice.
Salaah Addine Kachriid (Salah Eddine Kechrid), traduction du Qoraane (Coran), Loubnane (Liban), Bayroute (Beyrouth), éditions Daar Algharb Alislaami, cinquième édition, 1410 (1990), première édition, 1404 (1984), Note en bas de la page 221.
[8] Dont la femme rurale se pare  à certaines occasions, en l’ajoutant au dessus de ses vêtements, sur ses épaules.
[9]  Son existence ici bas s’est achevée le samedi 28 juin 2008 à l’âge de 80 ans.
[10] Survenue en France, le premier avril 2007, à l’âge de 81 ans (il était installé dans la Drôme, à Crest).
Il a été ramené et enterré au Maroc, à Casablanca.
[11] Je ne sais pas s’il en a d’autres, ni si ses autres petits-enfants l’ont vu.
[12] Salaam.
[13] Driss Chraïbi, la Civilisation ma Mère !..., Paris, Éditions Denoël, 1972, P.13-14.
[14] Décédé le samedi 04 octobre 2008, à l’âge de 86 ans..
[15] Souk, marché.
[16] Tiddas.
[17] Driss Chraïbi, Succession ouverte,, Éditions Denoël, Paris 1962, p. 180-181.
[18] Arribaate, Rbaate (les "r" roulés).
[19] Aayaate.
[20] Alqoraane (Le Coran), sourate 91 (chapitre 91), Achchamç, Le Soleil, aayate 1 à aayate 10 (verset 1 au verset 10).
[21] D’Allaah.
[22] Driss Chraïbi, Naissance à l’aube, Paris, éditions du Seuil, 1986, P.55-56.
[23] L’Islaam, depuis Aadame (Adam) sur lui la bénédiction et la paix, consiste à faire de son mieux pour Adorer Allaah, comme Allaah le demande.
L’Islaam n’est pas une question d’ethnie, de tribu, de clan, de classe sociale, de sexe, de couleur, de langue, de parti politique, de pays, de nationalité, d’Etat.
Les représentations, les fantasmes, les mythes et tout ce qui en découle, ne peuvent jamais anéantir cette Vérité.
Aujourd’hui, et depuis des lustres, l’État (ou la même institution appelée autrement) des croyants et des croyantes (almouminoune wa almouminaate) n’existe plus, nulle part.
Les ″États″ qui prétendent l’être sont fondés sur l’imposture, le crime, la trahison, la tromperie, la corruption, l’injustice, la perversion, la débauche, le mensonge, le pillage, l’oppression, l’exploitation, le viol, la tyrannie, la torture, l’enfermement et autres.
L’Islaam les dénonce, les rejette, les condamne, les combat.
L’État des croyants et des croyantes n’existe plus, nulle part, mais les membres de la communauté (alomma, la matrie) des croyants et des croyantes sont partout et seront partout, par la miséricorde d’Allaah, jusqu’à la fin de l’existence ici-bas.
Je ne fais que reprendre ce dont j’ai déjà parlé.
Voir :

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