‘Achoura,[1] le
prénom de ma mère.
« Elle n’a pas de salaire, pas
de sécurité sociale, pas de mutuelle, pas d’allocation, pas de pension, pas de
retraite, pas de compte en banque.
Elle n’a pas son permis et ne sait
pas conduire.
Elle n’a jamais pris de train, de
bateau, d’avion.
Elle n’a pas de cuisinière, pas de
micro-ondes, pas de réfrigérateur, pas de congélateur, pas de lave-vaisselle,
pas de machine à laver, pas d’aspirateur, pas d’appareil ménager.
Elle n’a pas de chaîne Hi Fi,[4]
pas de disques, pas de téléphone, pas de télévision, pas de magnétoscope, pas
de caméscope, pas d’appareil photo, pas d’ordinateur, pas d’internet.
Elle ne sait pas lire et ne sait
pas écrire.
Elle a l’humilité, la présence, le
sens de l’honneur, la générosité, la dignité, la noblesse.
La fidélité, la solidarité,
l’hospitalité et autres font partie d’elle-même.
Le pain qu’elle faisait, toujours
partagé, avait le parfum du don.
Elle le préparait avec le blé semé
et récolté par le mari qui, avec une fourche, séparait les grains de la paille.
Il le faisait à chaque moisson.
Elle moulait le grain à l’aide
d’une meule[5] et s’adonnait à tout ce
qu’entraîne cette activité en s’appliquant un peu plus pour obtenir une bonne
farine, extraire une bonne semoule, et avoir un bon son très apprécié par les
animaux.
Lorsqu’elle pétrissait, les doigts
fins caressaient la pâte et lui donnaient la forme voulue.
De temps à autre, elle ajoutait une
branche de bois dans le four en terre cuite.
Un four fait par elle.
En forme de bol renversé avec une
ouverture devant pour allumer le feu et introduire le pain à faire cuire, puis
une ouverture au milieu, pour dégager la fumée.
Elle cuisinait avec délicatesse des
mets simples et appétissants, dans une dépendance de la demeure attenante à
l’étable.[6]
Le tout construit par l’époux, aidé
par d’autres hommes.
Un coin dit ‘Iicha[9] Mllouk,[10] vers
Hrcha,[11]dans
le Moyen Atlas,[12] en pays Zmmour,[13]
au Nord Ouest du Mghrib.[14]
Après la prière de l’aurore,[15]]elle libérait les moutons, les brebis et les agneaux,
enfermés le soir, par le mari, dans un enclos circulaire,[16]fait
d’épines longues et dures.[17]
Lorsqu’elle avait fini de traire
les vaches, d’extraire le beurre en secouant pendant un long moment l’outre en
peau de chèvre[18]pleine de lait caillé,[19]
de récupérer le petit lait,[20]elle
préparait le premier repas du jour.
L’époux se chargeait de préparer le
thé à la menthe.
Il se dirigeait ensuite vers les
champs où le travail de la terre et ce qui en découle, la surveillance de
certains animaux, et autres multiples activités, lui demandaient, comme à
l’épouse, des efforts soutenus.
Après le petit-déjeuner, elle
s’asseyait parfois sur un tapis, fait par elle, pour continuer le tissage d’une
œuvre commencée, une couverture fine[21]par
exemple, souvent blanche avec des motifs où le bordeaux dominait, et d’autres
traits colorés entre ces motifs.
Couverture dont la femme se pare,
en l’ajoutant sur ses vêtements à certaines occasions. C’était elle qui
travaillait la laine, récupérée sur les moutons et les brebis pour les divers
tissages où elle excellait.
Elle allait ramasser du bois et
chercher l’eau dans le puits, creusé et entretenu par le mari, aidé par d’autres
hommes.
Parfois, elle s’arrêtait avant de
regagner sa demeure et regardait au loin.
Son regard accompagnait ses
invocations qui suivaient la voie de son cœur.
Et en regagnant sa demeure, il
arrivait à ses yeux de s’emplir de larmes.
Des larmes de miséricorde.[22]
Elle s’occupait également de
préparer le déjeuner.
Pendant tous ces travaux, les
enfants n’étaient pas oubliés bien sûr.
Surtout pas.
Elle prenait le temps de leur
parler.
En langue Tamazighte,[23]
parfois en langue arabe, toujours en langue d’amour.
Les enfants emmagasinaient ce
qu’elle leur disait sur le Créateur, sur la beauté du ciel, sur l’éclat du
soleil, sur la lune, sur les étoiles, sur les nuages, sur la pluie, sur
l’hiver, sur le printemps, sur l’été, sur l’automne, sur les arbres, sur les fleurs,
sur les plantes, sur l’eau, sur les semailles, sur les récoltes, sur les
oiseaux, sur les animaux, sur les chevaux, sur les femmes, sur les hommes, sur
les garçons, sur les filles, sur le père, sur la mère, sur la famille, sur la
communauté, sur la résistance.
Les enfants faisaient de leur mieux
pour participer aux activités.
Avec le père et d’autres personnes,
ils apprenaient également beaucoup de choses.
Après la prière du début de
l’après-midi,[24]elle lavait, nettoyait,
cousait et faisait mille et une choses, jusqu’à la prière de l’après-midi.[25]
Elle continuait, et préparait le
dîner.
Après la prière du coucher du
soleil,[26]]le mari enfermait les moutons, les brebis et les agneaux.
Il ramenait l’âne et la mule et les entravait pour limiter leurs mouvements la
nuit, et pour qu’ils restent près des chiens.
La volaille trouvait une place sur
un tas de bois près de l’étable.
Lorsque la prière du soir,[27]était
passée, les enfants dormaient.
Les époux se retrouvaient,
devisaient en sirotant du thé à la menthe et se préparaient à une nouvelle
nuit.
Parfois, les enfants veillaient et
d’autres personnes étaient présentes.
Des hommes préparaient du méchoui.[28]
Des femmes faisaient le pain.
Des enfants s’amusaient, autour des
parents, à la lumière du feu.
Leurs rires enchantaient la nuit.
Les échanges étaient animés.
Le verbe et le rythme sentaient
l’aube de la vie.
Du temps succédait au temps.
Alternance du jour et de la nuit.
Autrefois, à un moment du parcours, elle avait senti qu’elle ne savait
plus regarder la lumière.
Elle perdait la chaleur du cœur.
Les feuilles s’étaient étiolées.
Les branches s’étaient affaiblies.
L’arbre était à l’agonie.
Mais il y avait encore la sève.
Des saisons s’étaient consumées.
Des récoltes avaient succédé à
d’autres récoltes.
Et lorsque la sève demeure, les
feuilles renaissent, les branches se revitalisent et l’arbre, irrigué, renforce
les racines et s’élève dans les cieux.
Le mariage avec mon père ne s’était
pas déroulé comme prévu.
Elle avait été trompée.
La confiance avait été trahie.
Avec le divorce, les cinq enfants
lui avaient été arrachés.
Mon père a décidé de les garder.[29]
Elle était retournée chez ses
parents.
Un cousin s’était présenté.
Il la voulait déjà comme épouse
avant même que mon père ne soit son mari.
L’union a eu lieu.
Ils ont eu quatre enfants.
Elle en a eu, ainsi, neuf en tout.
Le cousin est décédé en 1994.
Les uns partent, d’autres arrivent.
Ainsi sont les jours, qu’Allaah
répartit entre les êtres.
Nous sommes à Allaah et à Lui nous
retournons.[30]
Un fils et la femme qu’il a épousée
s’occupent du gros des activités.
Avec foi.
Nous faisons de notre mieux, pour
témoigner, à travers le temps et l’espace, avec des peines et des joies, de ce
qui nous a été transmis avant que nous soyons.[32]
Un dépôt sur lequel nous veillons
comme nous pouvons.
La Marche continue.
Les circonstances font que
physiquement, je suis loin d’elle.
Je suis en France, mais les
battements de mon cœur, sont ceux du sien.
Battements que je garde en moi grâce
à Allaah, Le Maître[33]
des univers, que j’invoque afin qu’Il couvre ma mère de Sa miséricorde,
pour qu’Il nous accorde Son pardon, et déverse sur nous Sa bénédiction ».[34]
BOUAZZA
[1] Le ʺrʺ
roulé, ‘Aachouraa-e, vient du chiffre dix, ‘achara, ‘chra, et qui renvoie au
dixième jour du mois de Moharram (le ʺrʺ roulé).
[2]
Son existence ici-bas s’est achevée le samedi 28 juin 2008, selon le calendrier
dit grégorien.
[3]
Texte intitulé ʺMa mèreʺ, mis sur mon premier ʺblogʺ.
[4]
Abréviation de ʺHigh Fidelityʺ (Haute Fidélité).
[5] Thicirte, r-ha ( le ʺrʺ roulé).
[6]
Pour deux ou trois vaches.
[7] Tiddas, Tedders.
[8] Walmas, Oulmaas, Oulmès.
[9] ‘Icha, ‘Aa-i-cha, Aïcha.
[10] Mallouk, Mellouk.
[11]
Le ʺrʺ roulé, Lhrcha.
Littéralement,
cela peut s’appliquer à quelque chose de rêche, de rugueux (comme la
prononciation l’indique déjà), mais c’est surtout une galette de semoule que
l’on déguste avec du beurre du pays, du miel et du thé à la menthe.
Une bénédiction.
[12]
Nom donné à un massif montagneux.
[13]
Le ʺrʺ roulé, Zemmour.
[14]
Le ʺrʺ roulé, Maroc.
[15]
Assobh.
[16] Tazribte, zriba (le ʺrʺ roulé).
[17] Azggar, sdra (les
ʺrʺ roulés).
[18] Tachkoul, chkwa.
[19] Jbn.
[20] Aghineddoune, lbn.
[21] Tahndirte, hndira (le ʺrʺ roulé).
[22] Domou’e arrahma (le ʺrʺ roulé).
[23]
Langue de imazighen, de berbères.
[24] Dohr, addohr (le ʺrʺ
roulé).
[25] L‘asr, al‘asr (le
ʺrʺ roulé).
[26] Lmghrb, almaghrib (le ʺrʺ roulé).
[27] L‘cha, l’chaa, al‘ichaa,
al’ichaa-e.
[28] Mchoui, chwa, viande grillée.
[29]
Ma mère ne disposait d’aucun moyen pour se défendre.
[30]
Alqoraane (Le Coran), sourate 2 (chapitre2), Albaqara, La Vache, aayate 156
(verset 156).
[31]
Elle est morte deux ans après.
[32] ″Et lorsque ton Seigneur
tira des reins des fils d’Aadame leur progéniture et les fit témoigner contre
eux-mêmes : ″Ne suis-Je pas votre Seigneur ?″ Ils dirent : ″Si, nous en
témoignons″.
Alqoraane
(Le Coran), sourate 7 (chapitre 7), sourate Ala’raaf, L’Enceinte du Paradis,
Les Limbes, aayate 172 (verset 172).
″Il s’agit du fameux pacte pris par Allaah sur la race
humaine dès sa création. C’est un acte de foi et d’allégeance selon lequel les
enfants d’Adam sur lui la bénédiction et la paix, reconnaissent et attestent
qu’Allaah est leur Seigneur-et-Maître en exclusivité et sans restriction
aucune.
Donc chaque être humain est lié à sa naissance par ce
pacte et s’il renie son Seigneur-et-Maître ou Lui donne quelque associé, il a
manqué à son engagement et commis la plus grosse injustice″.
Salaah
Addiine Kachriid, (le ʺrʺ roulé), Salah Eddine Kechrid, traduction du
Qoraane (Coran), Loubnane (Liban), Bayroute (Beyrouth), éditions Daar
Algharb Alislaami, cinquième édition, 1410 (1990), première édition, 1404
(1984).
Note
en bas de la page 221.
[33]
Du Seigneur. des univers, Rabb al’aalamiine (le ʺrʺ roulé).
[34] Je ne
fais que reprendre ce dont j’ai déjà parlé.
Voir :
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