De passage en France où il vient assez régulièrement pour
certaines de ses activités professionnelles, un de me neveux[1] m’a
apoorté, à ma demande, la traduction du Qoraane[2] réalisée
par Ahmad Darrous,[3] l’intendant d’un internat
où j’étais à Faas (Fès), au Mghrib[4] dans
les années soixante.[5]
À la fin des études au collège Mouçaa ibn Noçayr[6] à
Lkhmiçaate[7] en
1966, il fallait aller à Rbaate[8] pour
le lycée.
Il n’y avait pas encore de lycée à Lkhmiçaate.
Pour des problèmes de santé, le climat de Rbaate ne me
convenait pas.
J’étais orienté pour faire la branche dite « lettres
originelles ».
Au lycée où je suis arrivé, cette branche n’était pas « considérée »
car, « pensait-on », elle ne contribuait pas à donner de
l’établissement une image de « modernité ».[12]
À l’époque, je
n’avais aucune idée de ce qui est encore appelé « la politique de l’éducation
nationale », dans le cadre de « l’indépendance dans l’interdépendance ».[13]
Un an après mon arrivée, c'est-à-dire à la rentrée scolaire
1967-1968, les lycéens qui faisaient « lettres originelles » ont été
expulsés et installés dans une « création » dite « collège et
lycée chchrarda »,[14] dans
des bâtiments désaffectés faisant partie de ce qui était appelé
« l’université karawiyiine »,[15]
l’ensemble ayant constitué auparavant, une caserne militaire paraît-il.
Cet établissement était mitoyen d’une grande place[16]
rectangulaire, entourée de murailles d’argile, traversée par un passage
goudronné et ouverte de deux côtés par « baab assagma » et « baab
assaba ».[17]
« Baab assagma » donne sur « Qsbate[18]
chchrarda », lieu donc de l’établissement où j’ai atterri après
l’expulsion.[19]
L’internat où j’étais dépendait de « l’université
karawiyiine » dont l’intendant était Ahmad Darrous.[20]
C’était un ami de mon père.[21]
Je ne le savais pas au début.
De temps à autre, il m’appelait, me donnait des nouvelles
de mon père qu’il lui arrivait d’avoir au téléphone[22] et
parfois me remettait un billet de dix dirhams,[23]
somme qui à l’époque, permettait d’aller plusieurs fois au cinéma par exemple.
Je ne le savais pas non plus.
Je l’ai revu à la fin des années soixante dix à Mknaas.[26]
Une de mes soeurs[27] a
connu ses filles dans cette ville et garde, je crois, le contact avec elles par
l’intermédiaire d’internet.
Et c’est elle qui m’a parlé de la traduction du Qoraane et
de l’annonce qui en est faite sur « la toile ».
Le père du traducteur était « fqqiih »[28]
(fkih) et se chargeait au « msid »[29]
d’apprendre Alqoraane à des enfants à Tifflte.
Et c’est ainsi qu’Ahmad Darrous, encore enfant, a appris
Alqoraane par cœur.[30]
Il a aussi fait des études en français et acquis assez tôt
une maîtrise de la langue arabe et de la langue française.[31]
BOUAZZA
[1] Enseignant universitaire
et journaliste, dont j’ai parlé plus d’une fois.
[2] Coran.
Ahmed Derrous, LE CORAN
pour les francophones, lecture expressive de la traduction commentée du sens
des versets coraniques, Éditions et Impressions Bouregreg, Rabat, Maroc,
2ème édition, 2008.
[5] Selon le calendrier dit grégorien.
C’était une école primaire
dite "franco-musulmane" par les autorités colonialistes
françaises, à laquelle s’est ajouté le collège, doté d’un important internat
qui me comptait parmi ses bénéficiaires.
L’établissement est devenu
lycée par la suite.
Lors de mon retour à
Lkhmiçaate de 1977 à 1981, j’ai pu obtenir avec l’aide d’un ami de mon père, un
poste d’enseignante contractuelle pour mon épouse, dans ce lycée (en contrat
local et non pas dans le cadre privilégié dit de la "coopération").
Des personnes qui y
travaillaient se rappelaient de moi lorsque j’étais élève du collège, et en
parlaient à mon épouse.
Détentrice d’une maîtrise
d’italien (langue qu’elle a enseignée dans un collège en France) et d’une
licence de français, elle a interrompu son activité d’enseignante en France
pour m’accompagner à Lkhmiçaate.
De retour en France, elle a
eu un poste d’enseignante dans le secondaire, jusqu’à sa retraite.
[7] Khémisset.
Lkhmiçaate est entre Rbaate
et Mknaas.
Elle est éloignée de la
première ville d’un peu plus de 80 kilomètres et de la seconde, d’une
cinquantaine de kilomètres.
[8] Rabat, érigée en capitale du Maroc par le
colonialisme français.
[9] Fès.
[10] Porte.
Est-ce en raison de la proximité d’une tannerie ?
[13]
Statut octroyé par le système colonialo-impérialo-sioniste, et qui s’est
traduit dans les colonies par la multiplication des "États"
supplétifs, subordonnés avec plus ou moins de zèle, de soumission et de
servilité dans l’exécution des ordres des métropoles et autres employeurs.
Ces "États" sont fondés sur l’imposture, le crime, la
trahison, la tromperie, la corruption, l’injustice, la perversion, la débauche,
le mensonge, le pillage, l’oppression, l’exploitation, le viol, la tyrannie, la
torture, l’enfermement, la négation de l’être humain.
À l’époque,
des sénégalais et autres jeunes d’Afrique, venaient suivre les cours de cet
établissement.
J’ai beaucoup joué au football avec l’un d’entre eux.
[16] Dans
laquelle j’aimais m’attarder pour écouter des conteurs et observer les figures
dans le ciel des innombrables hirondelles.
[18] Kasba, kasbah,
fortification.
[19] J’y
suis resté jusqu’à l’obtention du baccalauréat en 1969.
Je n’ai jamais autant joué
au football que durant cette période je crois.
J’en
garde de bons souvenirs de camaraderie et pense à des camarades avec affection.
Après le baccalauréat, je
ne pouvais à l’époque, continuer des études qu’à Rbaate, tout en sachant que le
climat de cette ville allait me poser des problèmes.
Ma
santé en effet s’était vite détériorée.
J’avais
regagné la maison à Agadiir où mon père était installé et il avait alors décidé
de m’envoyer en France pour continuer mes études.
Je
suis aujourd’hui et depuis de nombreuses années, installé en France avec mon
épouse.
Nos
enfants et nos petits enfants y sont aussi.
[21] Et plus jeune que lui.
En 1960, cette ville, sur l’Océan Atlantique, a été
détruite suite à un tremblement de terre.
[23]
L’équivalent d’un euro, selon le taux de change actuel.
[24] Le ″r″
roulé, de la région ″zmmour″ (zemmour), dont Lkhmiçaate est en
quelque sorte ″le chef-lieu″.
Lkhmiçaate
est en effet considérée comme la ″capitale″ de zmmour, populations ″imazighen″ (berbère) dont ma mère était originaire et dont mon
père était l’un des ″fils adoptifs″.
Mon
arrière grand-père paternel s’y était installé, mon grand-père y a grandi et
pris épouse et mon père y est né, grandi et pris une première épouse, puis a
divorcé et épousé ma mère qui a été elle aussi divorcée.
[25] À une vingtaine de kilomètres de
Lkhmiçaate.
[26]
Meknès.
[27]
Installée depuis de longues années en France
[28]
Faqiih, fkih, terme qui s’applique ici à un homme qui a appris Alqoraane par
cœur et qui peut entreprendre de l’apprendre à des enfants.
[29]
Msid, lmsid, du mot arabe ″masjid″, ″almasjid″, mosquée, la mosquée, ″prosternatoire″, ″le
prosternatoire″ (du verbe ″sajada″,
se prosterner).
On dit aussi jaam’e,
ajjam’e (qui unit, du verbe ″jama’a″, unir), espace dans une mosquée,
attenant à une mosquée, ou ailleurs, utilisé pour apprendre Alqoraane aux
enfants (c’est ce qui est généralement traduit par ″école coranique″,
sans la connotation de mépris et de haine que lui donnent certains et
certaines).
[30] ″Fils de fqih, mon père avait emboîté
le pas à son père qui était lui aussi fils de fqih et, tout comme ses
ascendants, il faisait de son métier de maître d’école coranique un véritable
sacerdoce. […].
Je n’avais pas tout à fait
12 ans lorsque mon maître et père s’est aperçu qu’il n’avait plus rien à
m’apprendre puisque j’avais déjà appris par cœur les 60 chapitres du Coran″.
Ahme Derrous, op.cit.
Introduction, p. 7.
″Le père […]
ne badinait pas avec la discipline, et comme l’usage le voulait à cette époque,
on apprenait le Coran aux enfants avec force coups de bâton. Derrous père ne
dérogeait pas à la règle et ne tolérait aucun manquement, aucun oubli, surtout
de la part de son enfant, censé donner le bon exemple. Sinon... les coups
pleuvaient. ″Mon père plaçait sa baguette sur ma tête pendant que
je récitais les versets, se souvient-il. Gare à moi si j’oubliais le moindre mot,
j’étais alors sûr de me faire asséner un coup sec sur le sommet du crâne. Il
m’est souvent arrivé d’oublier des sourates, alors que je les connaissais sur
le bout des doigts, uniquement parce que cette épée de Damoclès me coupait mes
moyens...″.
Neuf
années d’apprentissage dans la sévérité et la rigueur se passent, dans cette
atmosphère rigide. Neuf années durant lesquelles, sans relâche, assis sur une
natte, tenant sa louha (planche en bois), Ahmed Derrous écrit et réécrit les
versets qu’il récite à l’envi et qu’il finit par apprendre par cœur.
″Mais mon
père avait cette qualité, rare pour l’époque, de nous expliquer le sens des
sourates. Nous ne nous contentions donc pas de les ânonner sans rien y
comprendre, comme le faisait la majorité des enfants qui fréquentaient le msid″.
À
12 ans, il connaît le Coran parfaitement : son père n’a plus rien à lui
apprendre. Un cousin décide alors de l’inscrire à l’école franco-marocaine de
Tiflet, qui se trouve à 7 kilomètres de chez lui. La distance ne lui fait pas
peur: il la parcourt sans déplaisir tous les jours, car il y apprend avec
émerveillement le français, la grammaire et l’orthographe, pour lesquelles il
se découvre une véritable passion ».
Mouna
Lahrech, Ahmed Derrous, une traduction du Coran pas comme les autres, La
vie économique (internet).
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