mercredi 11 septembre 2013

LE SERVICE SI VIL



J’ai quitté le Maroc peu de temps après événements de juin 1981.[1]
J’ai fait partir mon épouse et nos enfants en juillet, pour les rejoindre en août :
J’ai quitté le Maroc pour ramener mon épouse au pays qu’elle a quitté afin de m’accompagner, pour protéger nos enfants et, je le dis en mots que je n’étais pas en mesure d’utiliser à l’époque, « pour ne pas me faire vider de ce qui me remplit avant même que je ne sois de ce monde ».
J’ai quitté le Maroc une première fois, après le baccalauréat, pour des études universitaires en France où je suis resté de 1970 à 1977.
J’y suis retourné et au bout de quatre ans ; je l’ai donc quitté avec mon épouse et nos deux fils pour nous installer en France où nous sommes encore, [2] par la grâce du Seigneur des univers.[3]
À mon retour au Maroc en 1977, je savais qu’il fallait d’abord effectuer deux ans de service civil, dit « service si vil », mis en place afin que les nouveaux diplômés ne pensent pas à s’engager dans « l’opposition » au régime de l’imposture.
Je suis allé à Rabat,[4] au service dit « de la formation des cadres », pour ma situation.
À l’époque donc, un étudiant qui avait au moins une licence universitaire, était, pendant deux ans, assujetti à ce service.
Les personnes concernées faisaient ce qu’elles pouvaient pour avoir des affectations dans des « grandes villes ».
Aussi, l’homme qui m’avait reçu et qui connaissait ma famille, était étonné de m’entendre demander une affectation à Khemisset.[5]
Il m’avait fait comprendre tout de suite que je n’aurai aucun mal à avoir satisfaction.
Son service ne faisait que les affectations aux ministères, à charge pour ces derniers de s’occuper de la répartition dans les différentes régions.
Il m’avait donc remis une affectation au « ministère de l’intérieur » où mon frère était « haut fonctionnaire », en me faisant savoir qu’il suffisait de la remettre à ce frère, pour obtenir un poste à la Province[6] de Khémisset.
Lorsque j’étais allé voir ce frère, il ignorait que j’avais déjà tout réglé au niveau du service dit « de la formation des cadres ».
Il voulait m’impressionner et me faire croire qu’en sa qualité de « personnage important », il  allait donner des ordres afin que tout se fasse selon sa volonté.
Je l’avais laissé parler, puis j’avais sorti le document du service dit « de la formation des cadres ».
J’ai donc eu l’affectation que personne ne cherchait.
Et j’ai attendu neuf mois pour être payé.[7]
Heureusement que mon épouse, qui a eu un emploi dans l’enseignement, a été payée sans retard et que son salaire nous permettait de subvenir à nos besoins.
J’ai été pendant longtemps, avec la fille du gouverneur[8] et une autre personne, dans un local utilisé toute la journée par un agent du service dit « public », pour préparer du thé au gouverneur, à son équipe et à leurs visiteurs.[9]
Je devais m’estimer « heureux » car je disposais d’une table et d’une chaise.
Je n’avais pas d’attribution précise et je pouvais faire ce que je voulais, y compris ne pas venir,[10] comme presque toutes les autres personnes assujetties à ce « service », en continuant, bien sûr, de toucher mon « salaire ».
Mon emploi de « fonctionnaire » assujetti au « service si vil », devait me mettre « sous contrôle ».
Il fallait respecter des habitudes, connaître certaines pratiques, les adopter, et surtout, ne pas se soucier des intérêts des indigènes.
La présence régulière au « bureau » n’était pas souhaitable pour un « cadre ».
Moi je me faisais plutôt une obligation stricte à accomplir mes journées de présence, et à vouloir introduire un autre état d’esprit.
Dés les premiers temps de ma « prise de fonction », je m’étais fait remarquer « négativement », en soulignant que les diplômés, « cadres » assujettis au « service civil », n’avaient pas les moyens de travailler et que c’était inadmissible.
Je ne mesurais pas que mes bonnes intentions pouvaient se traduire par de fâcheuses conséquences pour ma famille et moi.
Dans un environnement de ce genre, rien que mon assiduité et mon intégrité pouvaient être considérées, par le régime de l’imposture comme « une manifestation anti-nationale » et « une atteinte à la sécurité de l’État ».
À la fin du « service si vil » cependant  et je n’ai toujours pas compris pourquoi  il m’a été proposé de « rester dans l’administration », en qualité « d’administrateur adjoint » pour commencer, avec, en perspective, « un plan de carrière prometteur ».
J’ai failli rester parce que je pensais que je n’avais plus aucune marge de manœuvre.
Il me restait toutefois un peu de ressort pour m’extraire.
Il fallait « biaiser ».
J’avais fini par exposer que pour des raisons familiales, je devais rejoindre le cabinet d’avocat de mon père[11].
Et finalement, personne n’a voulu me retenir « contre mon gré ».
J’ai quitté le Maroc en août 1981.
Quelques jours auparavant, je recevais encore des personnes au cabinet où j’effectuais mon stage d’avocat et je déambulais, avec « la robe noire »[12] au tribunal où l’avocat est à « la justice », ce que la prostituée est au proxénète.
Je suis parti un matin.
En plein été.
En pleine lumière.
Quelques semaines seulement venaient de s’écouler depuis des événements sanglants,[13] à ddaar lbidaa[14] et dans d’autres villes, contre le régime de l’imposture :
Les hommes, les femmes, les enfants en marche.
L’arsenal du maintien de « l’ordre ».
La panoplie répressive.
Les milliers d’arrestations.
Les camps de détention et de torture.
Les blessés et les tués.
Les procès en vertu de la loi colonialiste[15]sur les manifestations contraires à « l’ordre » et réprimant les atteintes au respect dû à « l’autorité ».
Dans le taxi qui m’emmenait à l’aéroport, j’avais hâte d’être dans l’avion.
Pourquoi quitte t-on « son pays » ?
C’est une question à laquelle il ne m’est toujours pas facile de répondre.[16]
 
BOUAZZA


[1] Selon le calendrier dit grégorien.
Mon épouse étant française, j’ai eu la nationalité française, par mariage, en 1982.
[2] Avec nos petits-enfants aussi.
[3] Rabb al’aalamiine.
Mon épouse a eu un poste dans l’enseignement d’où elle était en détachement.
Moi j’ai mis presque trois ans pour décrocher un emploi stable.
Je savais ce qui m’attendait, et mon évasion n’avait pas pour but que je fasse carrière en France.
[4] Rbaate (le r roulé).
[5] Lkhmiçaate.
[6] L’équivalent du département en France.
[7] À l’époque, mille dirhams par mois je crois.
[8] L’équivalent du préfet en France, la servilité en plus.
[9] J’ai toujours refusé de boire ce thé.
[10] Cette option était souhaitée par beaucoup.
[11] Cabinet que mon père avait ouvert après sa retraite de magistrat et que j’ai effectivement rejoint en qualité d’avocat stagiaire.
C’était surtout pour préparer mon retour en France, retour auquel j’avais commencé à penser.
J’ai mis presque deux ans pour réaliser mon projet d’évasion.
[12] Introduite aussi par le colonialisme français.
[13] Événements du mois de juin 1981.
[14] Addaar albaydaa-e (le r roulé), la maison blanche, Casablanca.
[15] Loi du 29 juin 1935, mise en place par la France colonialiste au Maroc colonisé, et appliquée par le régime de  l’imposture, de l’indépendance dans l’interdépendance, contre les indigènes.
Ce régime est fondé sur le crime, la trahison, la tromperie, la corruption, l’injustice, la perversion, la débauche, le mensonge, le pillage, l’oppression, l’exploitation, le viol, la tyrannie, la torture, l’enfermement, la négation de l’être humain.
Je ne fais que reprendre ce dont j’ai déjà parlé.

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