J’ai quitté le Maroc peu de temps
après événements de juin 1981.[1]
J’ai fait partir mon épouse et
nos enfants en juillet, pour les rejoindre en août :
J’ai quitté le Maroc pour ramener mon épouse au pays qu’elle a quitté afin
de m’accompagner, pour protéger nos enfants et, je le dis en mots que je
n’étais pas en mesure d’utiliser à l’époque, « pour ne pas me faire vider
de ce qui me remplit avant même que je ne sois de ce monde ».
J’ai quitté le Maroc une première fois, après le baccalauréat,
pour des études universitaires en France où je suis resté de 1970 à 1977.
J’y suis retourné et au bout de
quatre ans ; je l’ai donc quitté avec mon épouse et nos deux fils pour
nous installer en France où nous sommes encore, [2] par
la grâce du Seigneur des univers.[3]
À mon
retour au Maroc en 1977, je savais qu’il fallait d’abord effectuer deux ans de
service civil, dit « service si vil », mis en place afin que les nouveaux
diplômés ne pensent pas à s’engager dans « l’opposition » au régime
de l’imposture.
Je suis allé à Rabat,[4] au
service dit « de la formation des cadres », pour ma situation.
À l’époque donc, un étudiant qui
avait au moins une licence universitaire, était, pendant deux ans, assujetti à
ce service.
Les personnes concernées
faisaient ce qu’elles pouvaient pour avoir des affectations dans des « grandes
villes ».
Aussi, l’homme qui m’avait reçu
et qui connaissait ma famille, était étonné de m’entendre demander une
affectation à Khemisset.[5]
Il m’avait fait comprendre tout
de suite que je n’aurai aucun mal à avoir satisfaction.
Son service ne faisait que les
affectations aux ministères, à charge pour ces derniers de s’occuper de la
répartition dans les différentes régions.
Il m’avait donc remis une
affectation au « ministère de l’intérieur » où mon frère était
« haut fonctionnaire », en me faisant savoir qu’il suffisait de la remettre
à ce frère, pour obtenir un poste à la Province[6] de
Khémisset.
Lorsque j’étais allé voir ce
frère, il ignorait que j’avais déjà tout réglé au niveau du service dit « de
la formation des cadres ».
Il voulait m’impressionner et me
faire croire qu’en sa qualité de « personnage important », il allait donner des ordres afin que tout se
fasse selon sa volonté.
Je l’avais laissé parler, puis
j’avais sorti le document du service dit « de la formation des cadres ».
J’ai donc eu l’affectation que
personne ne cherchait.
Et j’ai attendu neuf mois pour
être payé.[7]
Heureusement que mon épouse, qui
a eu un emploi dans l’enseignement, a été payée sans retard et que son salaire
nous permettait de subvenir à nos besoins.
J’ai été pendant longtemps, avec la fille du gouverneur[8] et
une autre personne, dans un local utilisé toute la journée par un agent du
service dit « public », pour préparer du thé au gouverneur, à son
équipe et à leurs visiteurs.[9]
Je devais m’estimer « heureux » car je disposais d’une table
et d’une chaise.
Je n’avais pas d’attribution précise et je pouvais faire ce que je
voulais, y compris ne pas venir,[10]
comme presque toutes les autres personnes assujetties à ce « service »,
en continuant, bien sûr, de toucher mon « salaire ».
Mon emploi de « fonctionnaire »
assujetti au « service si vil », devait me mettre « sous
contrôle ».
Il fallait respecter des
habitudes, connaître certaines pratiques, les adopter, et surtout, ne pas se
soucier des intérêts des indigènes.
La présence régulière au
« bureau » n’était pas souhaitable pour un « cadre ».
Moi je me faisais plutôt une
obligation stricte à accomplir mes journées de présence, et à vouloir
introduire un autre état d’esprit.
Dés les premiers temps de ma
« prise de fonction », je m’étais fait remarquer
« négativement », en soulignant que les diplômés,
« cadres » assujettis au « service civil », n’avaient pas
les moyens de travailler et que c’était inadmissible.
Je ne mesurais pas que mes bonnes
intentions pouvaient se traduire par de fâcheuses conséquences pour ma famille
et moi.
Dans un environnement de ce
genre, rien que mon assiduité et mon intégrité pouvaient être considérées, par
le régime de l’imposture comme « une manifestation anti-nationale »
et « une atteinte à la sécurité de l’État ».
À
la fin du « service si vil » cependant et je n’ai toujours pas
compris pourquoi il m’a été proposé de « rester dans
l’administration », en qualité « d’administrateur adjoint » pour
commencer, avec, en perspective, « un plan de carrière prometteur ».
J’ai failli rester parce que je
pensais que je n’avais plus aucune marge de manœuvre.
Il me restait toutefois un peu de
ressort pour m’extraire.
Il fallait « biaiser ».
J’avais fini par exposer que pour
des raisons familiales, je devais rejoindre le cabinet d’avocat de mon père[11].
Et finalement, personne n’a voulu
me retenir « contre mon gré ».
J’ai quitté le Maroc en août
1981.
Quelques jours auparavant, je
recevais encore des personnes au cabinet où j’effectuais mon stage d’avocat et
je déambulais, avec « la robe noire »[12] au
tribunal où l’avocat est à « la justice », ce que la prostituée est
au proxénète.
Je suis parti un matin.
En plein été.
En pleine lumière.
Quelques semaines seulement
venaient de s’écouler depuis des événements sanglants,[13] à
ddaar lbidaa[14] et dans d’autres villes,
contre le régime de l’imposture :
Les hommes, les femmes, les
enfants en marche.
L’arsenal du maintien de « l’ordre ».
La panoplie répressive.
Les milliers d’arrestations.
Les camps de détention et de
torture.
Les blessés et les tués.
Les procès en vertu de la loi
colonialiste[15]sur les manifestations
contraires à « l’ordre » et réprimant les atteintes au respect dû à « l’autorité ».
Dans le taxi qui m’emmenait à
l’aéroport, j’avais hâte d’être dans l’avion.
Pourquoi quitte t-on « son pays » ?
C’est une question à laquelle il ne m’est toujours pas
facile de répondre.[16]
BOUAZZA
[1] Selon le calendrier dit
grégorien.
Mon épouse étant française, j’ai eu la nationalité
française, ″par mariage″,
en 1982.
[2] Avec nos petits-enfants
aussi.
[3] Rabb al’aalamiine.
Mon épouse a eu un poste dans l’enseignement d’où elle
était en détachement.
Moi j’ai mis presque trois ans pour décrocher un
emploi stable.
Je savais ce qui m’attendait, et mon évasion n’avait
pas pour but que je fasse ″carrière″ en France.
[5] Lkhmiçaate.
[6] L’équivalent du
département en France.
[7] À l’époque, mille dirhams par mois je crois.
[8] L’équivalent du préfet en
France, la servilité en plus.
[9] J’ai toujours refusé de
boire ce thé.
[10] Cette option était
souhaitée par beaucoup.
[11]
Cabinet que mon père avait ouvert après sa retraite de magistrat et que j’ai
effectivement rejoint en qualité d’avocat stagiaire.
C’était surtout pour
préparer mon retour en France, retour auquel j’avais commencé à penser.
J’ai mis presque deux ans
pour réaliser mon projet d’évasion.
[12] Introduite aussi par le
colonialisme français.
[13] Événements du mois de
juin 1981.
[15] Loi
du 29 juin 1935, mise en place par la France colonialiste au Maroc colonisé, et
appliquée par le régime de l’imposture,
de ″l’indépendance dans
l’interdépendance″, contre les
indigènes.
Ce régime est fondé sur le
crime, la trahison, la tromperie, la corruption, l’injustice, la perversion, la
débauche, le mensonge, le pillage, l’oppression, l’exploitation, le viol, la
tyrannie, la torture, l’enfermement, la négation de l’être humain.
Je ne fais que reprendre ce
dont j’ai déjà parlé.
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